Discussion avec Francis Bordeleau

Quelle image, quel souffle ou quelle obsession a posé la première pierre du film ?

Francis Bordeleau : C'est la faute de Jean-Claude Lauzon, mon cinéaste préféré de tous les temps (Night Zoo, Léolo). Lauzon était un clochard sans avenir. Un jour, il a jeté un texte qu'il avait écrit, directement à la poubelle. Ce texte a été trouvé par André Petrowski, qui dirigeait l'ONF à l'époque. Il y a vu quelque chose, du talent à l'état brut. C'est ainsi que Lauzon a été retiré de la rue et envoyé à l'université, entouré des artistes les plus cool de la relève. J'ai toujours été fasciné par cette histoire, mais je la prends à l'envers. Et si, au lieu d'être un cadeau, cette « seconde chance » s'était révélée être un piège ? Et s'il ne s'agissait pas d'un miracle, mais d'une offrande empoisonnée ?

C'est là que le film commence vraiment, pour moi. À partir de là, j'ai puisé dans mes propres gâchis - une période de ma vie marquée par l'immaturité, où, par vanité, je voulais désespérément "être quelqu'un" moi aussi. J'ai donc imaginé le parcours d'une clocharde qui regrette d'avoir abandonné son ancienne vie pour un rêve de validation. Une histoire qui montre qu'il est non seulement possible - mais sain - de faire demi-tour quand on se rend compte qu'on s'est trompé de route. Ce retour en arrière est, pour moi, le cœur même du film.

Montréal est bien plus qu’un décor dans ton film — elle y apparaît presque comme un personnage à part entière. En tant que réalisateur montréalais, en quoi le fait de tourner chez toi a-t-il influencé le projet ?

FB : Montréal s'est modernisée au fil du temps - pour le meilleur et pour le pire. À chaque époque, elle a perdu un peu de sa noirceur, cette ambiance de Gotham à l'ancienne, presque mythique par nature. J'ai toujours été attiré par le passé plus rude de la ville - l'époque du Red Light, les ruelles humides et pleines de secrets. Une ville luxuriante et dangereuse, intrigante et violente, et d'une certaine manière... vivante.

Comme je voulais que le film ait une palette visuelle surréaliste, c'était l'occasion rêvée de fouiller Montréal à la recherche de traces enfouies - des espaces fantômes qui pourraient refléter le monde intérieur d'Anna. Avec mon directeur de la photographie, nous avons passé beaucoup de temps à travailler la lumière, en nous inspirant de la série Speedway de la photographe suédoise Martina Hoogland Ivanow. Son travail - brumeux, ombragé et profondément sensoriel - nous a parlé. L'imagerie floue et opaque de Speedway est devenue une référence clé pour capturer l'état mental d'Anna : un retour instinctif à quelque chose de brut, d'inconscient et de primitif.

Ton tournage s’est déroulé en plein cœur d’un hiver incroyablement froid et humide. Quels ont été les plus grands défis à surmonter dans ces conditions ?

FB : Le film dégage une énergie anarchique - et je pense que cet esprit s'est naturellement retrouvé dans la façon dont nous l'avons réalisé. Le cinéma indépendant exige un haut niveau de débrouillardise : improviser face à l'inattendu est devenu notre routine quotidienne, souvent dans des conditions glaciales. De nombreuses scènes soigneusement préparées en préproduction ont dû être abandonnées ou complètement réimaginées en raison de circonstances extérieures. Dans ces moments-là, l'instinct, la communication et la confiance au sein de l'équipe sont devenus nos meilleurs atouts. Ce fut un tournage exigeant, qui a nécessité une agilité et des compromis constants de la part de toutes les personnes impliquées, mais jamais au détriment de la vision artistique d'origine. Tout ce qui s'éloignait de ce principe de base était simplement écarté, même si la scène contenait des éléments utiles.

Satay Brothers est une véritable institution du Sud-Ouest montréalais — tu en as capté toute l’énergie, au point d’en faire presque un personnage du film. Qu’est-ce qui t’a attiré dans ce lieu ?

FB : L'apparence était importante. Il n'y a pas d'autre endroit comme Satay - un restaurant qui, à lui seul, contient déjà la palette de couleurs du film : rouge, orange et noir. Lors du tournage d'un film, il est important de donner une certaine aura aux lieux. Et comme la ville de Montréal est ici dépeinte comme surréaliste et énigmatique, c'était l'occasion rêvée de mettre en lumière certains des endroits les plus décalés et inhabituels de la ville - des lieux que tout le monde connaît, mais que l'on voit rarement sous cet angle. Satay, comme d'autres lieux du film, devient un clin d'œil visuel à une ville que l'on croit connaître... mais qui cache toujours une autre couche.

Le film joue brillamment sur le contraste entre l’intériorité silencieuse d’Anna et l’intensité de sa voix off, qui structure tout le récit. Ce choix narratif crée une tension constante entre le calme apparent du personnage et la force de son tumulte intérieur. Comment as-tu abordé cette dualité au montage et à l’écriture, pour qu’elle résonne de manière aussi organique à l’écran ?

FB : Pour moi, le silence parle autant - sinon plus - que les mots. Anna est, à bien des égards, ma version féminine de Marcel dans Night Zoo : un personnage violent, tourmenté et taciturne, mais profondément sensible. Elle porte sa rage à l'intérieur d'elle-même. Son silence est un masque, un refuge. Le défi était de traduire ce monde intérieur sans tomber dans le mélodrame. La voix off n'est pas là pour expliquer, elle est là pour révéler des fragments, souvent contradictoires, du paysage intérieur d'Anna. Le contraste entre ce qu'Anna dit à voix haute (très peu) et ce que nous entendons dans sa tête crée une tension que j'adore. C'est là que le personnage prend vie. Elle est à la fois explosive et réservée, féroce et silencieuse. Cette dualité la traverse en permanence - et c'est ce qui lui donne de la profondeur.

Anna et Vincent partagent un lien fort, viscéral, qui semble les couper du reste du monde. Qu’est-ce que ce rapport fraternel t’a permis d’explorer sur le plan narratif et émotionnel ?

FB : Anna et Vincent partagent un amour atomique. Ils sont liés par un traumatisme d'enfance qui a soudé à jamais leurs destins. Leur lien est brut, intense, presque primal. La violence qu'ils portent n'est pas malveillante - c'est un langage, une façon de survivre en dehors d'un monde qui n'a jamais voulu d'eux. C'est eux contre tous les autres. Je voulais montrer la beauté féroce d'un lien fraternel. Nous présentons souvent les grandes histoires d'amour comme des relations passionnées et romantiques entre deux individus, mais nous sous-estimons la force de vie que la famille peut offrir, le refuge qu'elle constitue. Anna et Vincent sont en guerre contre le monde et refusent d'en faire partie. Ils vivront ensemble et mourront ensemble. Leur traumatisme les a rendus indifférents à toute autre chose. C'est tragique, mais c'est beau.

En parlant de relations complexes, qu’est-ce qui t’a poussé à choisir une fin aussi brutale pour les parents d’Anna et de Vincent ? Que dit ce choix sur la manière dont le cycle de la violence se perpétue dans leur trajectoire et leur héritage criminel ?

FB : Leur lien a dû être soudé par le feu - un traumatisme suffisamment profond pour les protéger de tout dommage futur. Je ne crois pas qu'ils répètent un cycle de violence. Au contraire, Anna et Vincent y survivent. L'histoire de leurs parents est volontairement obscure, indéfinie, à l'exception de sa fin brutale.

Ils ne sauront jamais vraiment ce qui s'est passé - et c'est cette incertitude qui les lie. La violence qu'ils portent n'est pas quelque chose qu'ils exercent, c'est quelque chose derrière lequel ils se cachent. Il ne s'agit pas de créer le chaos, mais d'y survivre. Ils n'ont tout simplement jamais eu les outils nécessaires pour s'en débarrasser - et à vrai dire, ils s'en moquent. Ils n'aspirent pas à la normalité ou à la rédemption. Ils veulent juste s'en sortir - ensemble. Et dans leur monde, c'est suffisant.

Micky plane sur le récit comme une autorité silencieuse et menace diffuse. Qu’est-ce qui t’a poussé à le garder aussi énigmatique, et quel rôle joue cette retenue dans l’équilibre du film ?

FB : Dès le départ, je ne voulais pas que Micky soit un personnage coloré ou trop défini. Son origine anglophone devait refléter subtilement la nature bilingue de Montréal - non pas pour faire une déclaration politique, mais pour reconnaître que l'identité française n'est pas la seule ici. La ville est complexe, multiple, et cette complexité méritait une place dans le film. En ce qui concerne Micky, ce qui m'a intrigué, c'est le mystère. On ne sait pas grand-chose de lui, et c'est voulu. Il plane sur le groupe comme une menace silencieuse, presque plus une présence qu'une personne. C'est une figure d'autorité, mais aussi une énigme. Nous avions déjà beaucoup de personnages audacieux et expressifs - Anna, Cindy, Vinz, Zhao, les étudiants - et je ne voulais pas surcharger le film ou le pousser à la caricature. Oui, ne pas étoffer un personnage est un pari, mais dans ce cas, nous avons misé sur le mystère, la retenue et la tension.